Faut-il arrêter le programme français de dépistage du cancer du sein par mammographie ?
Médecine. Volume 2, Numéro 8, 340-2, Octobre 2006, Editorial
Auteur(s) : La Rédaction de Médecine , .
Depuis une vingtaine d'années, les autorités sanitaires de la majorité des pays occidentaux ont fait le choix d'organiser le dépistage du cancer du sein par mammographie.
Leur décision était fondée sur les données d'études diverses, du suivi de cohortes aux essais randomisés, réalisées entre 1960 et 1980.
Il était généralement admis que l'on pouvait attendre du dépistage, sous condition d'une participation suffisante des femmes concernées, une réduction importante de la mortalité par cancer du sein, estimée entre 25 et 30 % chez les femmes de 50 à 69 ans après 7 à 9 années de suivi, selon des données dont la qualité n'était pas irréprochable, ayant toute chance d'être biaisées [1].
Le dépistage est actuellement recommandé dans cette tranche d'âge par 16 agences internationales, sociétés de spécialistes ou autres organismes [2].
Une seule ne recommande pas le dépistage systématique, mais conseille d'expliquer bénéfices et risques potentiels, pour permettre à la patiente un choix personnel.
La plupart sont opposées au dépistage avant 50 ans, à l'exception de certaines agences et sociétés de spécialistes aux USA et en Allemagne : la balance bénéfices/risques apparaît comme défavorable.
Pratiquement toutes recommandent la poursuite du dépistage au-delà de 70 ans, avec quelques variantes, bien qu'il n'y ait pas de données montrant une efficacité après cet âge.
La méta-analyse de Gøtzsche et Olsen, publiée une première fois en 2000 dans The Lancet a initié une controverse brûlante.
Les auteurs concluaient brutalement que les programmes mis en oeuvre ne reposaient sur aucune justification du fait de la médiocrité de l'ensemble des études « fondatrices » [3].
La polémique qui a suivi a conduit Gøtzsche et Olsen à publier l'année suivante une version plus complète, conforme aux règles de la Cochrane [4].
Leurs conclusions restaient les mêmes : seules les études de qualité méthodologique faible, donc potentiellement biaisées, montraient une réduction de mortalité par cancer du sein.
Le groupe d'experts réuni en France par l'Anaes en 2002 pour évaluer ce travail soulignait certaines limites de la méta-analyse, notamment du fait de la difficulté d'interprétation d'un critère global, la mortalité, en l'absence de standardisation de la prise en charge thérapeutique consécutive au dépistage [5]. L
a généralisation du programme de dépistage français a donc été achevée en 2004.
Nous présentons dans ce même numéro de Médecine [6], une synthèse des résultats actuels.
Les premiers résultats, encourageants, n'ont pas la valeur d'une étude randomisée et doivent être reçus avec prudence. Du fait de la coexistence dans notre pays de deux modes de dépistage - organisé et hors programme - toute évaluation reste difficile.
Données « nouvelles » ? De nouvelles publications issues surtout d'Europe du nord ont alimenté le débat depuis 2001.
Elles ont posé deux questions fondamentales :
1) La réduction de mortalité, objectif de base du dépistage, est-elle vraiment prouvée ?
2) Les cancers détectés par le dépistage auraient-ils tous évolué, en d'autres termes n'y aurait-il pas un surdiagnostic ? [6]. Depuis 1980, on constate une augmentation « épidémique » des cancers du sein diagnostiqués en France : le nombre de nouveaux cas annuels a plus que doublé (plus de 20 000 cas supplémentaires) ; dans le même temps, le nombre de décès par cancer du sein a augmenté de 25 % [7]. Duperray et Junod, dans ce même numéro [8], analysent longuement ces données qui évoquent l'ampleur du phénomène de surdiagnostic : un seul cancer guéri pour un cancer létal en 1980, trois cancers guéris pour un cancer létal en 2000, « progrès » invraisemblable qui implique que le dépistage systématique a intégré aux cancers incidents nombre de cancers invasifs lentement évolutifs, ou régressant spontanément, ou des cancers in situ qui n'auraient jamais évolué.
L'aspect polémique inévitable d'une telle présentation ne doit pas masquer la complexité du problème.
Le surdiagnostic, et donc le surtraitement, est le risque majeur inhérent à tout dépistage. Il a fait l'objet des mêmes analyses et controverses dans les programmes norvégien, suédois [9, 10] et australien [11].
Les effets indésirables qu'entraîne inévitablement la réalisation de mammographies régulières sont à prendre en compte et nécessitent une information claire des participantes [12].
Posée en ces termes, la question d'un arrêt éventuel du programme français de dépistage du cancer du sein n'a aucun sens...
Le choix de faire un dépistage mammographique appartient aux femmes, et celles-ci « votent avec leurs pieds » : programme organisé ou pas, elles continueront à se diriger vers les cabinets de radiologie pour traquer la plus petite image possible de cancer, avec pour but d'éviter le pire...
Leurs compagnons le font en masse pour le dosage du PSA, sur des données bien plus contestables.
On imagine mal un ministre de la Santé annonçant demain la fin du dépistage mammographique en France.
La réflexion sur le dépistage des cancers est certes polluée par l'image linéaire, probablement fausse, d'une histoire naturelle allant inéluctablement de la petite tumeur à la mort [8].
Nous dormions, sans doute, sur de fausses certitudes. Le réveil imposé par la réflexion sur des données qui conduisent à faire la part entre bénéfices moindres qu'espérés et méfaits inattendus est brutal mais salutaire.
Les données sur l'efficacité du dépistage du cancer du sein semblent aujourd'hui plus incertaines à la relecture des divers essais et des méta-analyses, en fonction également des difficultés inhérentes à l'évaluation des dépistages [2]. Cependant, à côté de ces incertitudes, l'organisation du dépistage a induit une démarche d'assurance qualité dans la filière de soins concernée (mise à niveau des appareillages, double lecture, recueil et évaluation des résultats).
Elle a permis d'intégrer, bien que très insuffisamment pour ce qui concerne les généralistes, inégalement sollicités, une démarche de santé publique chez des professionnels dont ce n'est pas la culture.
Il est aujourd'hui important de lever les incertitudes :
sur l'importance réelle du gain de mortalité, sur celle des diagnostics en excès, sur l'utilisation des moyens thérapeutiques après le dépistage, notamment des moyens agressifs.
Il est essentiel de mieux informer les femmes qui souhaitent un dépistage afin qu'elles puissent faire leur propre choix. La méthodologie d'évaluation et de suivi proposée par le Conseil scientifique de l'Assurance-maladie [13, 14] doit s'appliquer à tout dépistage.
Il y a là autant de pistes de recherches qui nous concernent tous.
Certaines relèvent de l'évaluation de la qualité et des résultats du dépistage en cours, ce qui pose la question de l'intégration de toute mammographie de dépistage à ce programme.
D'autres sont du domaine professionnel, et sans doute bien au-delà : meilleure compréhension de l'histoire naturelle des cancers du sein, réflexion sur les filières et modalités thérapeutiques, sur une information ni alarmiste ni démobilisante, respectant la singularité de la patiente.
Nous sommes entrés dans une phase de turbulences : à nous de transformer les incertitudes actuelles en une démarche positive bénéfique pour tous.