Peu de dossiers de santé font l'objet de controverses aussi enflammées dans le corps médical et dans le grand public. Le cancer de la prostate est en effet la seconde cause de mortalité par cancer chez l'homme (10 000 décès annuels en France), après le cancer du poumon. Il apparaît généralement chez l'homme de la cinquantaine : sur 100 quinquagénaires atteints, 20 auront des manifestations cliniques, 30 vont décéder de leur cancer, 70 d'autres causes. Incidence et mortalité augmentent ensuite avec l'âge. Dans plus de 50 % des cas, la découverte du cancer est faite au stade métastatique où la possibilité de traitement curatif est nulle [1]. Dans notre pays, où se généralisent les programmes de dépistage du cancer du sein chez la femme et du cancer colorectal dans toute la population de 50 à 74 ans, la question de l'organisation du dépistage du cancer de la prostate est soulevée, souvent bruyamment, par une fraction du corps médical. Cette demande est de plus en plus marquée auprès de nos patients. Ce qui est peut-être "nouveau", et qui découle sans doute de ce qui précède, c'est que depuis quelques années, dans les pays industrialisés tels que le nôtre, le public "vote avec les pieds". Quelles que soient par ailleurs les recommandations, parfois ambigu®s, des différentes agences de santé, le dépistage du cancer de la prostate par dosage annuel du Prostatic Specific Antigen (PSA) progresse à grand pas.
Dans ce numéro de Médecine, quatre articles sont consacrés à cette question. Pour tenter de faire le point. Pour au moins permettre au lecteur la réflexion nécessaire sur ce sujet difficile. Le premier [2] fait état des données et incertitudes actuelles : sur la controverse, sur ce que l'on connaît de l'histoire naturelle du cancer de la prostate, de l'évolution de son épidémiologie, de l'efficacité de son traitement précoce, sur ce qui semble en découler en faveur ou défaveur du dépistage. Le deuxième [3] confronte les arguments "pour" et "contre", à partir des points-clés des recommandations divergentes de l'Association Française d'Urologie (AFU) et de l'Anaes. Dans le troisième, un chirurgien urologue convaincu de l'importance du dépistage [4] commente les recommandations de l'AFU en rappelant le premier principe éthique de tout acte médical : primum non nocere. Le quatrième article [5] présente les données concernant la valeur diagnostique du test par qui le scandale arrive, le dosage du PSA.
Il y a au moins deux points sur lesquels les différents protagonistes sont d'accord : la nécessité de l'information du patient qui demande, ou à qui l'on propose, un dépistage, et le fait que ce dépistage ne peut être fait qu'en associant deux gestes, l'un clinique, le toucher rectal (TR), l'autre biologique, le dosage du PSA. Cette information préalable est complexe, donc chronophage et difficile à réaliser convenablement dans les temps impartis à la consultation. Raison de plus pour en maîtriser les données essentielles : la nature et la gravité d'une maladie qui évolue généralement sur de longues périodes, les arguments du double dépistage (TR et PSA), la nécessité des examens qui le compléteront, notamment les biopsies, les conséquences de ces examens et des traitements curateurs. Comme le soulignait un éditorial du Lancet consacré en 2003 à ce sujet [6], le cancer de la prostate concerne quatre groupes différents : ceux pour qui le cancer devient clinique, dont le pronostic n'est actuellement modifié par aucun traitement et dont le dépistage n'aurait pas modifié la situation ; ceux dont le cancer évolue si vite qu'aucun dépistage ne peut améliorer la situation ; ceux dont la maladie dépistée n'aurait jamais évolué et qui ne nécessitent donc aucun traitement ; et ceux, asymptomatiques, qui bénéficient réellement d'un traitement auquel ils n'auraient pas eu accès sans le dépistage. Nous ne savons pas actuellement identifier ces 4 groupes, ce qui réduit considérablement l'argumentation en faveur d'un dépistage qui n'est réellement utile qu'au dernier groupe. Il faudrait une balance bénéfices/risques très favorable pour justifier d'exposer tous les hommes de plus de 50 ans : chez 1 million d'entre eux, le dépistage va trouver 110 000 dosages de PSA élevés, provoquer 90 000 séries de biopsies, diagnostiquer au total 20 000 cancers. Frankel et al. poursuivent leur argumentation : sur les 10 000 patients qui vont arriver à la chirurgie, 10 mourront de l'opération, 300 développeront une incontinence urinaire sévère, et même dans les meilleures mains, 4 000 resteront impuissants. Alors que nous ne savons pas combien seraient morts de leur cancer.
Sur les points d'accord concernant la nécessité de l'information repose le dilemme. Il n'y a actuellement aucun argument scientifique fort en faveur du dépistage systématique. En revanche, les raisons subjectives, et notamment la représentation que l'on a du cancer, dominent. La décision de dépistage ne peut être qu'un choix personnel, conséquence d'un dialogue entre le patient et son médecin, sur la base d'une information objective dont on sait combien elle est difficile. Les articles de ce numéro de Médecine tentent d'argumenter les trois questions centrales :
• Pouvons-nous identifier avec une efficacité suffisante les hommes que menace réellement leur cancer de la prostate ? Cela supposerait que nous sachions identifier les cancers les plus agressifs avant l'engagement dans un processus complet passant par les biopsies et leur répétition éventuelle.
• Avons-nous des preuves de l'efficacité et de l'intérêt pour le patient d'un traitement radical d'un cancer dépisté par le seul PSA ? Cela impliquerait qu'il allonge la durée de vie sans en altérer trop la qualité ; mais aussi qu'il n'expose pas trop de malades dont le cancer ne serait jamais devenu apparent à des effets délétères importants.
• Est-il prouvé qu'un programme de dépistage systématique soit efficace ? Il existe actuellement des données parcellaires en faveur du dépistage, mais ces études mettent en jeu de nombreux facteurs de confusion largement inconnus.
Quel pourrait être l'avenir ? Les deux essais randomisés en cours en Europe et aux états-Unis vont sans doute apporter prochainement des réponses. Cependant, en considérant les performances actuelles du dosage du PSA et l'efficacité des thérapeutiques, on ne peut certainement pas en attendre de résultats définitifs. L'apparition de nouveaux marqueurs, en particulier génétiques, pourrait peut-être améliorer dans les années à venir la situation en faveur du dépistage en permettant de mieux connaître les patients réellement à risque. En attendant, il nous faut faire avec nos limites actuelles, et choisir au cas par cas, en espérant agir au mieux... La courbe reproduite ci-contre ajoute au flou ambiant. Elle n'est pas propre à la situation française. La petite baisse de mortalité enregistrée est sans rapport avec l'explosion du taux de nouveaux cancers diagnostiqués chaque année. Cette augmentation massive de l'incidence n'est-elle pas liée au mode actuel de dépistage ? C'est ce que pensent de nombreux épidémiologistes [1]. Elle montre combien nous sommes encore loin de "l'évidence". La controverse va continuer, et le dilemme s'accroître au quotidien pour chacun d'entre nous...